Ne réparez-pas ce qui vous détruit

Pamphlet en faveur du bien-vivre

Comité de rédaction de la revue Streifzüge (Traduction : Françoise Guiguet et al.)

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1.

La politique ne peut pas créer d’alternatives. Son but n’est pas de nous permettre de développer notre potentiel ; dans la politique, nous faisons simplement valoir les intérêts qui découlent des rôles que nous exerçons dans l’ordre existant. La politique est un programme bourgeois. Elle est toujours une attitude et une action faisant référence à l’État et au marché. La politique est l’animatrice de la société, son médium est l’argent. Les règles auxquelles elle obéit sont similaires à celles du marché. D’un côté comme de l’autre, c’est la publicité qui est au centre ; d’un côté comme de l’autre, c’est de valorisation qu’il est question et des conditions nécessaires à celle-ci.

Le spécimen bourgeois moderne a fini par assimiler complètement les contraintes de la valeur et de l’argent ; il est même incapable de se concevoir sans celles-ci. Il se maîtrise littéralement lui-même, le maître et l’esclave se rencontrant dans le même corps. La démocratie ne signifie rien d’autre que l’auto-domination des acteurs des rôles sociaux. Comme nous sommes à la fois contre tout pouvoir et contre le peuple, pourquoi serions-nous pour le pouvoir du peuple ?

Être pour la démocratie, voilà le consensus totalitaire de notre époque, la profession de foi collective de notre temps. La démocratie est en même temps instance de recours et solution de secours. La démocratie est considérée comme le résultat final de l’Histoire. Elle est certes perfectible, mais elle est indépassable. La démocratie est partie intégrante du régime de l’argent et de la valeur, de l’État et de la nation, du capital et du travail. C’est une parole vide de sens, on peut tout halluciner dans ce fétiche.

Le système politique lui-même se délite de plus en plus. Il ne s’agit pas, ici, d’une crise des partis et des hommes politiques, mais d’une érosion du politique sous tous ses aspects. La politique est-elle nécessaire ? Pourquoi et, surtout, pour quoi faire ? Aucune politique (n’)est possible ! L’antipolitique signifie la mobilisation des individus contre les rôles sociaux qui leur sont imposés.

2.

Capital et travail ne sont pas antagoniques, bien au contraire ils constituent une unité de valorisation pour l’accumulation du capital. Quiconque est contre le capital, doit être contre le travail. La religion du travail dont nous sommes les pratiquants est un scénario auto-agressif et autodestructeur qui nous retient prisonniers, tant matériellement qu’intellectuellement. Le dressage au travail a été – et demeure – un des objectifs déclarés de la modernisation occidentale.

Or, c’est au moment même où la prison du travail s’écroule que notre enfermement intellectuel vire au fanatisme. C’est le travail qui nous rend stupides et, de plus, malades. Usines, bureaux, magasins, chantiers de construction et écoles sont autant d’institutions légales de destruction. Quant aux stigmates du travail, nous les voyons tous les jours sur les visages et sur les corps.

Le travail est la principale rumeur au sein du consensus. Il passe pour être une nécessité naturelle, alors qu’il n’est rien d’autre qu’une mise en forme de l’activité humaine par le capitalisme. Or, être actif est autre chose dès lors que cette activité se fait non en fonction de l’argent et du marché, mais sous forme de cadeau, de don, de contribution, de création profitant à nous-mêmes ou à la vie individuelle et collective d’individus librement associés.

Une part considérable de tous les produits et services sert exclusivement à la multiplication de l’argent, contraint à un labeur inutile, nous fait perdre notre temps et met en danger les bases naturelles de la vie. Certaines technologies ne peuvent être considérées que comme apocalyptiques.

3.

L’argent est notre fétiche à tous. Personne ne veut s’en passer. Nous n’avons jamais décidé qu’il devait en être ainsi et pourtant, c’est comme ça. L’argent est un impératif social ; ce n’est pas un instrument modelable. En tant que puissance qui nous oblige sans cesse à calculer, à dépenser, à économiser, à être débiteurs ou créditeurs, l’argent nous humilie et nous domine à chaque heure qui passe. L’argent est une matière nocive qui n’a pas son pareil. La contrainte d’acheter et de vendre fait obstacle à toute libération et à toute autonomie. L’argent fait de nous des concurrents, voire des ennemis. L’argent dévore la vie. L’échange est une forme barbare du partage.

Qu’un nombre incalculable de professions ait pour seul objet l’argent est un fait absurde, mais aussi que tous les autres travailleurs intellectuels et manuels soient sans cesse en train de calculer et de spéculer. Nous sommes des calculettes dressées. L’argent nous coupe de nos possibilités, il ne permet que ce qui est lucratif en termes d’économie de marché. Nous ne voulons pas renflouer l’argent, nous voulons le refouler.

La marchandise et l’argent ne sont pas voués à l’expropriation, mais à la disparition. Qu’il s’agisse d’individus, de logements, de moyens de production, de nature et d’environnement, bref : rien ne doit être marchandise ! Nous devons cesser de reproduire des rapports qui nous rendent malheureux.

La libération signifie que les individus reçoivent leurs produits et leurs services librement selon leurs besoins. Qu’ils se mettent directement en relation les uns avec les autres et ne s’opposent pas, comme c’est le cas maintenant, selon leurs rôles et leurs intérêts sociaux (en tant que capitalistes, ouvriers, acheteurs, citoyens, sujets de droit, locataires, propriétaires, etc.). Aujourd’hui déjà, il existe dans nos vies des rapports non monétaires : dans l’amour, l’amitié, la sympathie, l’entraide. Nous donnons alors quelque chose à autrui, puisons ensemble dans nos énergies existentielles et culturelles, sans présenter de facture. Ce sont des instants où nous sentons que nous pourrions nous passer de matrice.

4.

La critique est plus qu’une analyse radicale, elle réclame le bouleversement des conditions existantes. La perspective tente de formuler un projet au sein duquel les conditions humaines n’auraient plus besoin d’une telle critique ; une idée de la société où la vie individuelle et collective peut et doit être inventée. La perspective sans la critique est aveugle, la critique sans la perspective est impuissante. La transformation est une expérience qui a pour fondement la critique et pour horizon la perspective. « Réparez, ce qui vous détruit » ne peut être notre mot d’ordre.

Ce dont il s’agit n’est rien de moins que d’abolir la domination, que celle-ci se traduise par des dépendances personnelles ou par des contraintes objectives. Il est inacceptable que des individus soient soumis à d’autres individus ou soient impuissants face à leurs destins et structures. Nous ne voulons ni autocratie ni auto-domination. La domination est plus que le capitalisme, mais le capitalisme est à ce jour le système de domination le plus développé, le plus complexe et le plus destructeur. Notre quotidien est tellement conditionné que nous reproduisons journellement le capitalisme et nous comportons comme s’il n’existait aucune alternative.

Nous sommes bloqués. L’argent et la valeur engluent nos cerveaux. L’économie de marché fonctionne comme une grande matrice. Notre objectif est de la nier et de la vaincre. Le bien-vivre et l’épanouissement supposent de rompre avec le capital et la domination. Aucune transformation des structures sociales n’est possible sans transformation de notre disposition mentale et aucun changement de notre disposition mentale sans la suppression des structures.

5.

Nous ne protestons pas, car nous avons dépassé ce stade. Nous ne voulons réinventer ni la démocratie ni la politique. Nous ne luttons ni pour l’égalité, ni pour la justice et nous ne nous réclamons d’aucune libre volonté. Nous n’entendons pas non plus miser sur l’État social et l’État de droit. Et encore moins voulons-nous faire du porte-à-porte avec de quelconques « valeurs ».

À la question de savoir de quelles valeurs nous avons besoin, il est aisé de répondre : aucune !
Nous sommes pour la dévalorisation totale des valeurs, pour la rupture avec ces mantras des bobos et gogos qu’on appelle communément « citoyens ». Il faut rejeter ce statut même. Sur le plan de l’idée, nous avons déjà résilié le rapport de domination. L’insurrection que nous avons en tête relève du saut paradigmatique.

Nous devons sortir de cette cage qu’est la forme étatique et économique. Politique et État, démocratie et droit, nation et peuple sont des figures immanentes de la domination. Pour cette transformation, nous ne pouvons nous appuyer sur aucun parti et aucune classe, aucun sujet et aucun mouvement.

6.

Ce qui est en jeu, c’est la libération de notre vie. Elle seule permettra plus de loisir, plus de plaisir et plus de satisfaction. Ce qu’il nous faut, c’est plus de temps pour aimer, plus de temps pour nos amis et nos enfants, plus de temps pour réfléchir ou pour paresser, mais plus de temps aussi pour nous occuper, de façon intense et excessive, de ce qui nous plaît. Nous sommes pour le développement tous azimuts des plaisirs.

Une vie libérée signifie dormir mieux et plus longtemps, mais surtout dormir ensemble plus souvent et plus intensément. L’enjeu de cette vie – la seule que nous ayons – est de bien vivre, de rapprocher existence et plaisirs, de faire reculer les nécessités et d’augmenter les agréments. Le jeu, dans toutes ses variantes, requiert à la fois de l’espace et du temps. Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée.

Nous ne voulons plus être ceux que nous sommes forcés d’être.

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